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La prohibition

D'habitude durant l'hiver, les contrebandiers transportent leurs cargaisons clandestines sur la rivière Saint-Jean car la glace est assez épaisse pour supporter cette pesanteur. Mais au mois de décembre de cette année-là, il fait doux et ils n'osent prendre le risque. Ils doivent donc passer sur le pont devant les douaniers. Que faire? Alors un des adjoints du chef leur suggère de s'habiller en prêtre. Le chef sera vêtu d'une soutane d'évêque et ils traverseront en carriole, cachés sous des peaux d'ours. Ils chargent les canistres dans les carrioles et prennent place. En arrivant aux douanes de Madawaska, ils s'arrêtent pour le contrôle.

Les douaniers, en voyant ce personnage, lui demandent où il va. Il répond simplement : « Je viens rendre visite au curé Untel, mon confrère de classe au séminaire ». Les douaniers, croyant en effet qu'il est un évêque catholique lui souhaitent la bienvenue aux États-Unis et le laissent entrer sans plus de formalités1.

Ce genre de scénario se produisit à plusieurs reprises durant la période de la prohibition. Les premiers trafiquants d'alcool, les « bootleggers », firent leur apparition vers la fin de la Première Guerre mondiale. La prohibition américaine, en vigueur à compter du premier janvier 1920, rendit leur commerce encore plus florissant2. En effet, c'est à ce moment que tout le commerce illégal de l'alcool commença à se structurer dans la région du Madawaska. Un véritable réseau de fabrication, de distribution et de vente d'alcool fut mis sur pied. Les noms de Maxime Albert et d'Alfred Lévesque figurent parmi ceux qui furent très actifs dans ce réseau3.

Certains fabriquaient la « bagosse » à la maison dans des alambics artisanaux tandis que plusieurs autres achetaient l'alcool distillé des îles françaises de Saint-Pierre et Miquelon. Achetée dans des « canisses » de 2 gallons 1/2, cette boisson, le « Hand Brand », était d'abord diluée puis revendue à double profit4.

Peu à peu, grâce à sa situation géographique, Edmundston devint un centre important de trafic de la boisson à l'intérieur du réseau qui desservait quelques régions de l'Est du Québec, du Madawaska et du Maine. Expédié de Saint-Pierre et Miquelon jusqu'en Gaspésie, le « Hand Brand » était d'abord déchargé dans des chaloupes par des fermiers de la région. Des contrebandiers se chargeaient de transporter la marchandise en automobile jusqu'aux environs de la ville d'Edmundston, où ils la cachaient dans des granges. Par la suite, on la distribuait à des débits de boisson clandestins ou on la vendait à des clients du Maine5.

Toutes sortes de ruses étaient employées pour franchir la frontière canado-américaine. On se déguisait en prêtre, on cachait les contenants d'alcool dans des barils de pommes, dans des cercueils, on traversait la rivière Saint-Jean de nuit en canot, etc. Les contrebandiers couraient toujours des risques, mais les profits générés par la vente d'alcool suffisaient, dans la plupart des cas, à régler les amendes encourues. Les revendeurs, quant à eux, faisaient un profit intéressant tout en demeurant chez eux et en ne risquant rien6.

Les agents saisissaient parfois des chargements de boisson. Ils transportaient le tout au sous-sol du bureau des douanes. Des contrôleurs de douanes d'Ottawa en faisaient l'inspection une fois par année et en profitaient pour détruire les articles saisis durant l’année. Il semble que quelques douaniers de la région furent congédiés pour avoir « manqué au devoir »7. Les « bootleggers » continuèrent de faire la pluie et le beau temps jusqu'en 1933. L'abrogation de la prohibition aux États-Unis marqua alors la fin de leur « règne » dans la région du Madawaska8.

Nicole Lang
1989

Références :

  1. J. Maurice Ouellet, Sur le sentier de la vie; Témoignage d'une époque, éditions d'Acadie, Moncton, 1985, pp. 43-44.
  2. Le Nouveau-Brunswick adopta une loi de prohibition en 1916 qui fut mise en vigueur en 1917. Aux États-Unis, le 18e amendement à la Constitution, qui entra en vigueur le premier janvier 1920, stipulait que la fabrication, la vente ou le transport de spiritueux (intoxications liquors) à usage de boisson dans les États-Unis et dans tous les territoires soumis à leur juridiction, de même que leur importation et leur exportation étaient interdits. Voir : B.J. Grant, When Rum Was King: The Story of the Prohibition Era in New Brunswick, Fiddlehead Poetry Books, Fredericton, 1984, pp. 3-26. F.L. Schoell, Histoire des États-Unis, éditions du Roseau, Montréal, 1985, p. 372.
  3. B.J. Grant, op. cit., pp. 23.24-64-99-100-172 et 173.
  4. J. Maurice Ouellet, op.cit., p. 41. Pour plus de détails concernant la fabrication de la « bagosse » ou du « moon-shine » voir : Line Fournier, « Le Moon-Shine », Revue de la Société historique du Madawaska, vol. IX, nos 3-4, septembre-décembre 1981, pp. 31-33.
  5. J. Maurice Ouellet, op. cit., pp. 41-42. L'auteur maintient qu'au moins cinquante débits de boisson clandestins existaient à Edmundston.
  6. Pour d'autres scénarios amusants, voir : Lina Madore, Petit Coin Perdu, Tome I, Les entreprises Castelriand Inc., Rivière-du-Loup, 1979, chapitre 13, pp. 57-60.
  7. Ceux-ci furent accusés d'avoir consommé de l'alcool saisi. J. Maurice Ouellet, op.cit., pp. 44-45.
  8. Au Nouveau-Brunswick, une nouvelle loi : « The Intoxicating Liquor Act of 1927 » mit fin à la prohibition. Cette loi, prévoyait alors l'ouverture de 19 magasins de boissons alcoolisées placés sous le contrôle de la Commission des liqueurs provinciale. Dans notre région, deux magasins ouvrirent leurs portes : l'un à Edmundston et l'autre à Saint- Léonard. « La prohibition est chose du passé », Le Madawaska, 8 septembre 1927, p.1 Aux États-Unis, le 21e amendement à la Constitution, en vigueur le 5 décembre 1933, abrogea le 18e donc mit fin à la prohibition. F.L. Schoell, op. cit., p. 372.
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